Hippolyte Dreyfus-Barney par Natalie C. Barney

J’ai découvert ce texte inédit de Natalie Clifford Barney sur son beau-frère dans la Collection Laura C. Dreyfus-Barney du Centre National Baha’i de France. Je le publie ici avec la permission de M. François Chapon, chargé des textes inédits de Natalie Clifford Barney.


Hippolyte, mon beau-frère, doux homme à barbe, peau lisse sur des pommettes un peu asiatiques, yeux légèrement bridés et prédisposés à l’Orient, semblait une force posée entre deux sœurs américaines comme un isolateur entre deux batteries.

Il nous acceptait telles que nous étions, mais sa présence empêchait le court-circuit de nos nerfs trop tendus et, lorsqu’il ne pouvait rien empêcher, il restait, avec un petit tourbillon de plis au front, sur le trottoir d’où quelque combinaison ou décision brusque venait de nous arracher. Il ne tâchait pas de comprendre, encore moins de nous suivre, et s’en allait d’un bon pas d’homme qui sait que la marche repose.

Il ne faisait subir aucune tyrannie et n’en subissait aucune. Chose précieuse dans une famille, les scènes ne mordaient pas sur lui. Il était ordonné et indépendant – Il lui eût été aussi impossible de changer ses goûts que de les imposer.

Nous avions en commun le goût de la bonne nourriture. Il flairait comme personne l’excellence d’un nouveau restaurant, et, dans ce restaurant, les meilleurs plats. Un de ses mots de malade fut : « Et dire que j’étais une si bonne fourchette ! »

Il aimait comme moi les promenades à cheval à travers le Bois ou dans les bois de St-Cloud ou de St-Cucupha. Il rendait le pire cheval de location docile, aimable même, par son inattention – Je lui disais parfois : « Mais cette Pâquerette que vous montez tire, elle a une bouche qui ne répond à rien ! – Tiens ? remarquait-il, pas avec moi ! »

Il était un merveilleux nageur, et m’inspirait confiance car jamais il ne mentait : quand il disait qu’on avait pied on l’avait ; et, lorsqu’on ne l’avait plus, il était là, offrant une solide sécurité sans empressement. Nous avions aussi en commun les livres, mais pas les mêmes, et ma sœur, mais pas la même ! Celle-ci me cita un vers qu’il répétait à l’hôpital avant sa mort :

C’est la clarté vibrante à notre horizon noir.

Ma sœur me demandant de qui était ce vers, je relus toutes les Fleurs du Mal, et l’y découvrit dans La Mort du Pauvre.

Aurions-nous eu même ce goût en partage, et que j’ignorais ? On ignore presque tout des vivants, mais leur mort les révèle à nous dans bien des détails qui avaient échappé à notre attention. Assoupis par l’habitude, nous avions négligé de remarquer tel point essentiel, telle délicatesse – si délicate qu’elle passait inaperçue.

Son originalité sans ostentation le laissait paraître semblable aux autres, là même où il s’en écartait le plus : c’était une originalité polished et sans éclat qui ne concernait que lui-même. Pour lui-même et sans témoins, son amour de la musique de Wagner et de Claude Debussy : il entrait seul dans une salle de concert, écoutait le morceau pour lequel il était venu, et sortait tranquillement sans attendre le reste.

La dernière fois que je le vis, dans sa chambre d’hôpital qu’il subissait avec déplaisir mais sans jamais se plaindre, il était vêtu d’une belle soie japonaise enroulée aux poignets. Je voyais, sans les remarquer, quelques fils blancs mêlés à sa barbe incolore, et un tendre navrement dans ses paupières de malade. – J’arrêtai ce jour-là toute mon attention sur les faibles couleurs du rose Gloire de Dijon de ses oreilles – qui me semblaient de bon augure – Je le lui dis – Il sourit énigmatiquement, et toujours sans la moindre emphase. Devant m’absenter je priai ma sœur de lui mettre quelques-unes de ces petites roses Gloire de Dijon dans son bureau, pour fêter son retour chez lui – Elle n’en trouva pas.

J’arrivai aussi trop tard pour lui offrir à mon tour un petit flacon d’essence de roses dont la précieuse qualité se givrait par le froid, mais dont l’arôme se percevait même à travers le bouchon de verre, scellé d’un pétale flétri. Ce don, qui m’était souvent remis à ses retours de Perse, d’Égypte ou d’un plus proche Orient, résumait pour moi ses voyages.

Au dernier de ceux-ci, lorsque ma sœur et moi suivions son simple convoi funèbre, elle me rapporta le seul mot flatteur qu’il eût jamais prononcé à mon endroit, mais d’une telle grandeur dans son argot familier que je sentis que je venais de recevoir un sacre par un des seuls êtres dont j’eusse accepté cette distinction. Car, comme moi, il dédaignait les honneurs, les grades, les institutions, et n’aurait, comme moi, prisé une telle consécration, en un tel moment, qu’à la dérobée, avec une larme comme excusable et de circonstance, larme causée moins par le chagrin que par l’orgueil d’avoir été reconnue par lui, et lui par moi – à temps, j’espère.

N. C. Barney